Souvenirs du Japon

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Premier contact

Au cours de mon premier voyage au Japon, en avril 1965, je me suis rendu au Hombu Dojo, accompagné d’une interprète. J’y fus reçu par Waka Sensei, c’est-à-dire par Maître Kisshomaru Ueshiba. En apprenant que j’étais membre de la FFJDA, il fut très surpris que j’ose me présenter devant lui. Il me fit dire par l’interprète qu’il était choqué de savoir qu’en France l’Aïkido était considéré comme une discipline assimilée au Judo. Je me suis demandé un instant si la conversation n’allait pas s’arrêter là. Fort heureusement j’ai eu le plaisir d’annoncer au futur Doshu que la bourde venait d’être rectifiée et que le D.A. final signifiait désormais “discipline associée” et non plus assimilée. Enchanté de cette nouvelle il m’autorisa à m’inscrire comme élève extérieur et à participer aux cours de Ö-Sensei qui commençaient chaque matin à 6 heures 30 ! Je lui fis savoir que j’étais titulaire d’un 2ème dan, décerné par mon professeur, André Nocquet, sans provoquer de réaction particulière.

A cette époque bénie, certains quartiers de Tokyo ressemblaient encore à des villages. C’était le cas de Wakamatsu-cho où l’on découvrait, dans une rue étroite, le siège de l’Aikikai et la résidence du Maître Fondateur. Le lendemain matin, très en avance pour ne pas risquer un retard, j’attendais devant la porte du Dojo depuis une dizaine de minutes quand un uchi-deshi vint ouvrir, m’accueillit par un profond salut et un “Ohayo gozaimas” à la fois endormi et surpris de touver sur le pas de la porte un étranger inconnu.

Je découvrais seul un vestiaire rudimentaire, enfilais rapidement ma tenue et remplaçais l’élève de corvée dans le balayage des tatamis. Il en profita pour aller ouvrir les fenêtres à la brise matinale. Très progressivement la salle d’entraînement se remplit et à mon grand soulagement Monsieur Itsuo Tsuda arriva enfin. Ancien étudiant à la Sorbonne de 1937 à 1939, il parlait un français impeccable et travaillait lui aussi à Air France, où j’étais pilote de ligne sur Longs Courriers. Il me plaça près du ratelier d’armes, à droite du kamiza. Il se trouvait là une sorte d’espace réservé où il chaperonnait plusieurs élèves étrangers.

Quand le Maître entra, souriant et détendu, nous étions tous impeccablement alignés le long des murs du Dojo.

Sans exagération, à cet instant, je me suis senti submergé de bonheur. Cette expérience tant attendue d’approcher enfin le Fondateur de l’Aikido dépassait tout ce que j’avais pu imaginer. Dès cette première vision, j’ai ressenti l’impression inexplicable que O-Sensei remplissait à lui seul tout l’espace de la salle d’entraînement. Sa sihouette très droite, son visage d’une beauté surprenante, ses gestes à la fois incroyablement précis et totalement naturels, n’avaient rien de commun avec l’humanité ordinaire dont nous faisions partie.

Avec beaucoup de simplicité, notre professeur nous guida dans des échauffements qui n’ont pas changé depuis. Le cours proprement dit fut assez différent de ce que nous connaissons en France. Tout d’abord, il était d’usage de conserver le même partenaire pendant toute la séance. D’autre part, le Maître parlait beaucoup, émaillant son enseignement de références parfois obscures à la mythologie Shintô ou à des traditions religieuses qui semblaient aussi peu compréhensibles aux élèves japonais qu’aux visiteurs étrangers. Puis une technique, généralement incompréhensible, éclatait, c’est le mot, pour se terminer par une chute impressionnante. Dans un soucis de pédagogie, O-Sensei qui voyait très bien que nous n’avions rien compris, nous montrait un second mouvement, souvent très éloigné du premier et parfois plusieurs autres. Quand il nous disait enfin “Dozo onegaeshimas”, une manière très recherchée de nous dire “S’il vous plaît commencez !”, nous avions souvent le choix entre des techniques très différentes. Avec un large sourire dans sa barbe fournie il nous regardait pateauger à qui mieux mieux et passait corriger les plus maladroits avec beaucoup de gentillesse. Il semblait accepter avec philosophie notre incapacité à faire la synthèse de ce qu’il venait de nous expliquer.

Au cours de cette première séance, on me présenta à O-Sensei qui m’accueillit avec une grande courtoisie et demanda à Monsieur Tsuda quelques informations me concernant. Je devais apprendre le jour même que le Maître était intéressé de recevoir, pour la première fois je crois, un élève de son disciple français André Nocquet, pour lequel il semblait avoir une affection particulière. Ni ma façon de travailler ni mon grade n’appelèrent la moindre remarque et je n’en demandais pas plus. Je ne souhaitais rien d’autre que pouvoir fonctionner comme une éponge afin d’absorber tout ce que j’aurais la chance de voir et de comprendre.

L’ambiance au Hombu Dojo

Jusqu’en 1968, les cours se déroulaient dans le Dojo originel tel qu’il avait été édifié en 1931. C’était une construction traditionnelle en bois, suffisamment vaste quand elle abritait une vingtaine ou à la rigueur une trentaine d’élèves, mais beaucoup plus petite que l’actuel bâtiment moderne. La demeure du Maître et de sa famille donnait de plein-pied sur la salle d’entraînement, bien connue par les films et les photos. Les lavabos et les douches, qui séparaient la salle d’entraînement de la partie privée, ne délivraient bien évidemment que de l`eau froide. Quand il résidait à Iwama, dans sa propriété de campagne, le Maître faisait ses ablutions matinales en plein air, hiver comme été. (Les Maîtres de l’Aikido, p. )

L’ambiance des cours, qu’il s’agisse du premier donné par O-Sensei ou du suivant donné par Maître Osawa, était studieuse, chaleureuse et calme. Même pendant les entraînements libres ou les randoris, dynamiques, souples et rapides, une grande courtoisie régnait entre les participants.

Le Dimanche matin à dix heures le cours spécial réservé aux ceintures noires était, surtout en été, un véritable enfer. Dirigé sans faiblesse par Maître Yamaguchi, il se déroulait suivant un rite immuable. Chacun choisissait un partenaire avec lequel il allait s’entraîner pendant tout le cours qui durait un peu plus d’une heure. L’enseignant montrait une technique, en général deux fois, à droite et à gauche, puis nous faisait signe de commencer par une brève inclinaison du buste. Au cours des premières répétitions, le rythme d’exécution paraissait très lent. Malheureusement, il se poursuivait sans le moindre ralentissement pendant quartorze minutes. Bien avant la fin de cette période, surtout quand la température ambiante dépassait trente degrés et l’humidité relative 90%, le souffle commençait à manquer, la transpiration rendait les poignet glissants et les techniques étaient réalisées avec une économie de moyens de plus en plus grande. J’attendais parfois les projections avec impatience pour me détendre complètement en apesanteur et reprendre mon souffle. C’est dire ! Cet enchaînement épuisant se répétait quatre fois : trente secondes de démonstration et un quart d’heure de répétitions. Après le salut final, nous étions tous épuisés.

Je me souviens d’une de ces séances, en août 1997 si ma mémoire est bonne. Mon partenaire était un étudiant en architecture, plutôt grand, très souple et d’une patience angélique. Nous avions le même grade mais j’ai beaucoup appris de lui. Il me démontra, par l’exemple, que le seul moyen de survivre à cette épreuve sans perdre la face était de réduire à un absolu minimum l’énergie physique utilisée pour projeter son partenaire. Il m’avoua que lui aussi reprenait son souffle pendant les chutes.

La pratique de Maître Ueshiba

Il faut sans relâche répéter que, pour Maître Ueshiba, la pratique de l’Aikido était une ascèse. Il ne concevait pas autrement celle de ses élèves, débutants ou experts. Que ceux-ci en aient été rarement conscients, surtout pendant leurs premières années de pratique, est une évidence qui ne change rien à l’essentiel. La Voie de l’Aiki n’a jamais eu pour finalité d’acquérir des grades élevés ou d’atteindre une perfection illusoire dans l’exécution des techniques de base. Ces techniques ne sont d’ailleurs que la trame élémentaire de l’enseignement. Néanmoins, c’est leur répétition qui produit à la longue de profonds changements chez les étudiants,… et chez leurs moniteurs. Peu importe qu’ils aient l’illusion de pratiquer un sport très physique et rien d’autre.

C’est peut-être là une marque du génie du Fondateur de l’Aikido. Même s’il n’a pas la moindre idée qu’un tel processus est enclenché, la simple répétition des mouvements et les échanges d’énergie qui en résultent modifient progressivement les conceptions fondamentales de l’adepte. Il découvre par lui-même, par expérience individuelle, que la force physique n’est pas importante, que la réussite ou l’échec d’un mouvement ou d’une action complexe dépendent surtout de l’état mental dans lequel il se trouve à l’instant présent.

Le but que O-Sensei assignait à son Art n’était pas aussi abstrait qu’on pourrait le croire. Il souhaitait finalement former des adultes épris de paix et capables de participer activement et consciemment à la bonne marche de l’univers. L’univers, pour lui, n’était pas un concept inaccessible mais, de façon plus simple et plus réaliste, ce que l’on pouvait en percevoir concrètement. Lui-même avait une compréhension et une perception du monde sensible d’une insondable profondeur. Il répétait souvent aux visiteurs que chercher à l’égaler ou à l’imiter n’offrait aucun intérêt,… à supposer que cette opération ait été réalisable ! Par contre, il était important pour chacun de réaliser l’unification de son être, afin de pouvoir aborder covenablement le monde sensible et ses mystères, pour en découvrir les lois cachées et remplacer les conflits par la coopération, la guerre par la paix.

Les pouvoits secrets de l’Aïkido

Sous ce titre volontairement accrocheur se cache une interrogation simple : Maître Ueshiba possédait-il des pouvoirs exceptionnels résultant de son cheminement personnel et de sa pratique intense du Budo ? Les experts dans notre discipline sont-ils capables, dans une moindre mesure, d’agir sur leurs adversaires, et dans le monde concret, de façon incompréhensible pour le commun des mortels ? La réponse à ces deux questions est tout simplement OUI, sans la moindre restriction. Cette affirmation n’a rien de surprenant et il n’est nul besoin de faire appel à un quelconque “paranormal” pour la justifier.

Un exemple. Un matin de 1968, je découvris qu’un tatami, pas très loin du mur opposé au kamiza, était profonément coupé sur une quarantaine de centimètres. Un élève qui parlait anglais me dit que O-Sensei lui-même l’avait déchiré en y brisant un bokken en chêne. Il venait, paraît-il, d’apprendre la mort d’un jeune professeur, tué accidentellement par l’attaque shomen d’un de ses élèves. Dans un rare accès d’émotion, le Maître avait saisi une arme neuve et l’avait brisée sur le sol, d’un seul coup, en poussant un kiaï. J’avouais ma surprise car je croyais pas une telle opération possible. On me montra les deux morceaux de l’arme en question. Les fibres étaient littéralement déchiquetées à l’endroit de la cassure. J’ai fait demander à Doshu l’autorisation de les garder en souvenir, ce qu’il m’accorda avec un sourire. Je les ai toujours.

Un dernier détail. Quand les tatamis de l’ancien dojo furent démontés, en automne de la même année, pour faire place à une construction en dur, j’ai découvert que le plancher de sapin, à l’endroit de la coupure, était nettement marqué sur une trentaine de centimètres. O-Sensei avait non seulement coupé la première toile épaisse, mais aussi la paille de riz compressée qui formait le rembourrage du tatami et la seconde toile. Existe-t-il encore des êtres capables d’un tel exploit ? J’en doute. Pouvoirs cachés, concentration presque inhumaine d’énergie ? Probablement.

O-Sensei, par le truchement de Monsieur Itsuo Tsuda, affirmait qu’il était beaucoup moins fatigant de diriger l’esprit d’un adversaire que de contraindre son corps. Il nous a souvent montré combien un attaquant était prisonnier de l’énergie qu’il avait lui-même mise en oeuvre. Plus l’intention était forte, plus l’action était sincère, plus la vitesse était grande et plus uke y restait ligoté. Si l’on est capable d’une totale liberté d’esprit, il est facile d’agir là où l’adversaire n’est plus. S’il tient très fort mon poignet, une infime réaction obligera son esprit tout entier à s’y maintenir. Le reste de son corps deviendra vulnérable et un doigt suffira à le projeter.

Les pouvoirs commencent à poindre, le plus souvent, après une dizaine d’années de pratique. Ils correspondent à un début d’action moins physique et à la réalisation progressive que l’adversaire, ou le partenaire, n’est pas seulement une masse en mouvement mais aussi un être capable de percevoir et de vouloir. De ce fait il mérite un respect tout particulier, mais il offre aussi une variété de réactions que ne manifestent pas les phénomènes naturels. Cette vision, banale dans la vie courante mais nouvelle dans un dojo, permet de découvrir la vulnérabilité de l’être humain à certain gestes, à certains signes et à certaines sollicitations. Une poursuite patiente dans cette voie permet de modifier profondément la pratique individuelle, mais aussi de découvrir en soi des ressources insoupçonnées. Cette recherche débouche sur une forme de spiritualité dans la mesure où elle permet d’explorer des domaines du psychisme peu connus, dans notre société contemporaine.

Jean Gabriel Greslé